Rapport officiel
( Janvier 1945 ) sur une inspection au camp de concentration de Strutof ( Bas-Rhin).
Le camp de Struthof est situé sur
le territoire de la commune de Natzwiller, à 8 kilomètres
du village, et desservi par la gare de Rothau. Édifié par les Allemands en
1940 sur un plateau, à 800 mètres d' altitude, il a une capacité de 3000 places.
À la libération de Strasbourg
[23 novembre 1944], les autorités allemandes du camp ont
été surprises et tous les dossiers sont restés
sur place ainsi que certains internés qui ont été
libérés.
Il est établi à l'
heure actuelle,
aussi bien par les témoignages recueillis que par l' examen
des dossiers, que des atrocités ont été commises
à Struthof.
J' ai signalé par ailleurs que le
camp comporte une salle d' autopsie, un four crématoire et
une infirmerie très bien organisée. Il possède
aussi une chambre à gaz avec éclairage intérieur
et hublots vitrés, une salle de douches et des chambres nues
servant pour les exécutions.
D' après le Commandant du service
des renseignements, qui, assisté d' un groupe d' officiers,
a été chargé d' identifier les internés
français ayant séjourné à Struthof,
il est établi que:
1°
dans la salle d' autopsie, des opérations de vivisection
sur des hommes ont été pratiquées (par
le professeur Hirth, chef de l' Institut anatomique de Strasbourg,
de 1941 à 1944).
2° dans la chambre à gaz, il a été
fait un essai de gaz vésicant sur dix-neuf femmes juives
enfermées ensemble, préalablement déshabillées
devant le personnel, et dont l' agonie a duré un quart
d' heure sous les yeux des médecins qui suivaient les
progrès de l' intoxication (les cris ont été
entendus par des voisins du camp);
3° à l'
infirmerie étaient faits des
essais de traitements sur les malades, un médicament
désigné étant uniformément employé
pendant un mois, quelle que soit la maladie. Après cette
période, quel que soit l' effet produit, le traitement
était arrêté et les malades abandonnés
à eux-mêmes. L' effet des médicaments dans
chaque cas était séparément observé
et noté;
4° en outre, des maladies ont été
volontairement données à des sujets sains pour
faire des expériences - greffe de tissus cancéreux
notamment - et il a été trouvé un rapport
dans lequel le médecin du camp, qui avait demandé
l' envoi d' une centaine de nomades pour une expérience,
protestait parce que seuls une dizaine d'
entre eux étaient
susceptibles de la supporter. Une cinquantaine de nomades de
plus lui furent d' ailleurs, paraît-il, envoyés;
5° des opérations de stérilisation
volontaire ou forcée étaient pratiquées
chaque semaine: les statistiques mensuelles en font foi;
6° dans
les salles spécialement aménagées (sol
en ciment incliné, avec, au centre, grille d'
écoulement
des eaux), des internés étaient exécutés
par coups de revolver dans la nuque; le tueur du camp percevait
pour chaque exécution deux décilitres d'
eau-de-vie,
un morceau de saucisse et deux cigarettes. Cet individu devenu
fou à sa 360e exécution, a été exécuté
à son tour;
7° les
punitions corporelles suivantes étaient appliquées:
a) distribution de coups de nerf de
beuf; l' interné était placé sur un chevalet
après avoir été préalablement douché
à l' eau chaude pour assouplir sa peau. Il recevait les
coups en présence des autres internés nus, devant
lui succéder, et obligés de chanter pendant l'
opération.
Après un certain nombre de coups, le patient évanoui
était jeté dans une baignoire d' eau glacée,
et, s' il ne revenait pas à lui, était porté
à la morgue et au four crématoire;
b) pendaison par les bras liés
derrière le dos à des crochets placés dans
une chambre étanche, dans laquelle une tuyauterie amenait
de l' air chaud; le patient, les épaules désarticulées,
résistait rarement à un chauffage un peu prolongé.
Enfin, on fait remarquer que le four
crématoire, qui brûlait les corps placés
sur un chariot métallique, chauffait, en service, l'
appareil
à douches utilisé pour la préparation aux
bastonnades.
Les cendres des corps n'
étaient
pas toujours déposées dans des urnes (on brûlait
jusqu' à cinq et six corps à la fois): elles ont,
à un certain moment, été répandues
dans le jardin du camp; des ossements calcinés en ont
été retirés. Le Commandant les a fait recueillir
et placer dans des urnes funéraires;
8°
enfin,
lors des tentatives d' évasion, tout interné abattu
par un gardien rapportait à celui-ci une permission exceptionnelle
de cinq jours. Il est prouvé que, dans bien des cas,
des internés ont été abattus pour avoir,
sur ordre du chef de baraque, dépassé de quelques
mètres le périmètre de sécurité
du camp, ce qui permettait au gardien d'
avoir une récompense.
Il est aussi établi que, lorsqu'
un interné déplaisait
au chef de baraque nazi, il était invité, par
son chef de chambrée, à se pendre, et de nombreux
cas de suicide ont été
enregistrés. Le Commandant précise que le camp
a contenu jusqu' à 7000 internés à la fois,
se décomposant en quatre groupes: 1°
les condamnés de droit commun;
2° les politiques;
3° les
objecteurs de conscience:
4° les Juifs.
Les Français, qui ont été
internés, dans ce camp étaient considérés
comme internés politiques. Parmi eux a figuré M. le
général Frère, mort au camp, à
62 ans, à la suite («officiellement») d' une diphtérie,
mais qui, d' après le Commandant, paraît avoir succombé
au cours d' un essai de médicament.
Le camp est entouré
par une double enceinte de fils barbelés et électrifiés,
haute de 4 mètres, contenant un chemin de ronde dominé
par les tourelles du mirador. Dans le chemin de ronde, balayé
la nuit par des projecteurs, circulaient des SS accompagnés
de chiens.
Nombre de SS: 250 à
400 environ.
À l'
intérieur
de l' enceinte se trouvait une série de dix-huit baraques
en bois pouvant contenir 160 personnes chacune, une baraque spéciale
avec salles de tortures, d' autopsie, four crématoire et une
autre baraque contenant une chambre à gaz.
Le nombre des détenus
variant sans cesse, allait de 3000 à 6000, tant Russes que Polonais, Français et même Allemands.
Nourriture La nourriture était
peu abondante. L' ancien garde du camp Jean Ehrardt déclare:
«On donnait aux détenus, le matin après le réveil
(en été 4h30 en hiver 5h30), un peu de café
sans sucre ni pain; à 9 heures, environ 100 grammes de pain
avec un peu de margarine; à midi, ainsi que le soir, 150
grammes de pain et une soupe qui n' était que de l' eau.»
De plus, une partie des aliments réservée aux détenus
était souvent détournée de sa destination.
Habillement et couchage Très peu habillés,
n' ayant qu' une ou deux couvertures en coton, les détenus
couchaient sur des paillasses. «J' ai vu, poursuit Jean Ehrardt,
pendant des périodes de surpeuplement du camp, cinq détenus
dormir sur deux paillasses.»
Régime du travail Les détenus travaillent
dans des carrières de granit et de sable ainsi qu' à
la construction de routes. Le travail était très pénible;
on exigeait, en effet, des travailleurs un rendement très
élevé, et, lorsqu' ils n' atteignaient pas le rendement
forcé, ils étaient privés de nourriture pour
le lendemain. Le travail était surveillé par un chef
nommé «Capo», détenu lui-même, désigné
par les surveillants du camp. Ce chef d' équipe était
responsable de l' effort des détenus, en ce sens qu' il devait
stimuler leur travail en les battant à coups de bâton
au besoin, et, lorsque le rendement forcé n' était
pas atteint, il recevait lui-même 25 coups de bâton,
à moins qu' il ne prouve qu' il avait, pendant le travail,
battu les détenus, en montrant les traces des coups sur le
corps des détenus. Les «Capo», recrutés
parmi les criminels de droit commun, avaient sur les autres détenus
un droit de vie et de mort.
Sur les lieux de travail,
les détenus étaient entourés d' un cordon de
SS. Tous les détenus qui essayaient de traverser ou qui par
malheur étaient à hauteur du cordon étaient
abattus à la mitraillette.
Un des geôliers SS
Fuchs, de souche alsacienne de Mulhouse, était particulièrement
connu pour sa cruauté. Lorsqu' il arrivait un nouveau convoi
de «bleus» et que ces derniers parvenaient sur les lieux
de travail, Fuchs prenait la casquette de l' un des détenus
et la jetait à l' extérieur du cordon de surveillance
en disant: «Si ce soir tu n' as pas ta casquette à l'
appel,
tu sais ce qui t' attend.» Le bleu essayait de chercher son
couvre-chef et c' est alors que Fuchs le descendait à la mitraillette.
Motif: «A essayé de s' évader.»
Tous les soirs, il y avait
appel. Il arrivait souvent que le chef du camp s' exprimait en ces
termes «Ce soir vous êtes 465; demain matin, je ne veux
en voir que 460.» Il fallait que ce désir soit accompli
et alors, la nuit, un bourreau passait dans les baraques et, au
hasard, pendait ou étranglait cinq de ces malheureux. Le
lendemain, à l' appel, on ne comptait que 460 détenus.
Discipline Le régime disciplinaire
était rigoureux. Les gardiens avaient le droit de frapper
les détenus et lâchaient leurs chiens sur eux. Les
«Capo» eux-mêmes avaient droit de vie et de mort
sur leurs camarades. Le nommé Schanger,
chauffeur du camp de Natzwiller, déclare que, sur 50
Français qui arrivèrent au camp au cours de l' été
1943, il y eut 8 morts parmi eux à la suite de morsures de
chiens. Les SS leur faisaient en effet porter de grosses pierres
et excitaient sur eux 2 chiens policiers; ceux qui tombaient étaient
frappés et mordus par les chiens jusqu' à ce qu' ils
se relevassent. Ce même témoin raconte qu' il vit des
officiers français qui se tenaient debout avec peine, car
leurs mollets avaient été déchirés par
les chiens et les chairs pendaient en lambeaux, personne n' ayant
le droit de panser leurs plaies; les blessés incapables de
travailler étaient privés de nourriture au repas de
midi. Le témoin poursuit: «J' ai vu un Français
étendu à terre les pieds déchirés, les
os des talons à nu, sans aucun pansement. Un SS de garde
m' a dit: "Voilà un Juif qui va mourir; il était
commandant d' armes à Saverne."»
Environ 15 jours ou 3 semaines
après l' arrivée de ces 50 Français, raconte
Schanger, j' ai pu entrer en conversation avec l' un d' eux qui m'
a
dit que des 50 arrivés ils n' étaient plus que
4 et que tous les autres étaient morts de leurs blessures
faites par les morsures de chiens et aussi de faiblesse car on les
laissait sans nourriture.
Les gardiens, ayant droit
à une prime lorsqu' ils ramenaient mort ou vif un détenu
qui s' était évadé, tuaient parfois un détenu,
qui n' avait nullement cherché à s' évader, pour
toucher la prime, prétextant ensuite qu' il y avait eu tentative
d' évasion.
Un ex-détenu du camp
de Struthof, évadé en août 1942, Martin Winterberger,
natif de Greswiller, rapporte les faits suivants: Le 12 décembre 1941,
le matin à 9 heures, les détenus sont rassemblés.
On porte à leur connaissance qu' un paquet de tabac a été
volé à l' un des gardiens et que le délinquant
devra le rendre sur le champ; tous les détenus déclarent
ne pas être en possession de tabac, et c' est alors que les
brutes SS commencent leur jeu macabre. Ordre est donné à
tous de se déshabiller; il fait une température de
8° sous zéro; personne ne fait d' objection, sachant
que ce serait un suicide et c' est alors que l' on put voir près
de 500 êtres humains tout nus, attendre la suite des événements.
À midi, les premiers tombaient, les uns morts de congestion,
les autres perdant connaissance; ces derniers étaient ranimés
à coups de cravache, mais aucun de ceux-là ne se relevaient
et ils mouraient tous, les reins brisés. Le soir, à
18 heures, on compta 27 morts, ceux-ci étaient délivrés;
mais il restait tant d' autres hommes pour lesquels les souffrances
n' étaient pas à leur fin! En effet, beaucoup d' autres
détenus furent atteints de congestion pulmonaire et eurent
de fortes fièvres. Lorsque les brutes raffinées s'
en
aperçurent, ils dirent «Ah ! vous avez des chaleurs,
eh bien on va vous rafraîchir.» Et c' est ainsi qu'
ils
furent jetés dans des baignoires d' eau glacée, et
quand ils avaient perdu connaissance, ils se noyaient ou étaient
jetés à temps hors de la baignoire dans une salle
cimentée où ces loques humaines se tramaient à
terre, cherchaient un peu de chaleur sur le corps d' un camarade
qui allait expirer dans quelques instants. W... décrit cette
scène de la façon suivante: il compare ces loques
nues à des «asticots» dans une boîte. Il
a vu un de ces malheureux chauffer ses doigts dans le nez d' un de
ses camarades. C' est une des scènes les plus horribles qu'
il
a vues à Struthof. Dans cette même nuit, il y
eut 32 morts. W... affirme avoir vu dans cette salle cimentée
les geôliers prendre les mesures d' êtres vivants pour
leur cercueil et leur apposer le cachet sur la cuisse confirmant
qu' ils étaient morts numéro tant et tant.
Pour une bagatelle, les détenus
étaient frappés à coups de bâton ou de
cravache, le nombre de coups variant suivant la gravité de
la faute commise (25, 50, 75, 100). Une autre torture consistait
à pendre les détenus par les mains pour leur faire
avouer quelque chose. W... a été
pendu pendant 3 heures et il en résulta des souffrances inimaginables;
ce qui ne l' empêcha pas de garder le silence le plus complet,
ce qui exaspérait les geôliers.
Soins Absence complète de
soins. Ainsi les détenus frappés par leurs gardiens
ou mordus par les chiens ne devaient recevoir aucun pansement,
ni soin d' aucune espèce.
Mise à mort Celle-ci avait lieu pour
la moindre vétille et s' exécutait par pendaison ou
fusillade, sans oublier l' asphyxie par passage dans la chambre à
gaz ou la mort des suites d' expériences médicales.
Le commandant du camp dressait
toutes les semaines un état numérique des morts qu'
il
envoyait à ses supérieurs. Nous possédons le
modèle de cet état où on relève 5 catégories
de morts: morts par maladies, fusillés, pendus par exécution,
pendus par suicide (individus se pendant eux-mêmes après
en avoir reçu l' ordre); suicidés.
Les morts étaient
incinérés dans le four crématoire et leurs
cendres servaient d' engrais au potager du camp; seules les cendres
des victimes allemandes (car ils exécutaient des détenus
allemands) étaient recueillies dans les urnes, vendues de 75 à 100 RM à leurs familles.
Expériences
médicales Les prisonniers servaient
de cobayes à des médecins de Strasbourg, en particulier
aux docteurs Hirth, Wimmser et von Haagen.
Les médecins susnommés
pratiquaient, avec la complicité des SS, des injections de
lèpre, de peste et d' autres maladies sur les détenus
de manière à observer les effets de ces contaminations;
plusieurs traitements étaient essayés pour une même
maladie. L' expérience terminée, si les sujets n'
étaient
pas morts, ils étaient exterminés et incinérés.
Ainsi, en 1944, 200 personnes sont mises à la disposition
du docteur von Haagen et 150 sont alors immunisées contre
le typhus exanthématique, 50 étant réservées
comme témoins. À l' ensemble des 200, il est alors
inoculé du virus typhique (déposition de Melle Schmidt,
assistante du professeur von Haagen).
De même, ces médecins
faisaient des expériences avec des gaz sur ces malheureux
dans une chambre à gaz située hors du camp. En une
seule journée, le 10 août 1943, 86 femmes furent asphyxiées
et leurs corps incinérés immédiatement après.
Il est de même établi
que:
- le 11 août 1943,
15 femmes furent gazées;
- le 13 août 1943,
14 femmes furent gazées;
- le 17 août 1943,
30 hommes furent gazés;
- le 19 août 1943,
20 hommes furent gazés;
Nombre total des victimes
au camp 1668 femmes environ et plus
de 10000 hommes, sur un total de 45000 détenus passés
dans ce camp.
Parmi les exécutions
en masse il faut citer: l' exécution de 392 Français
(92 femmes et 300 hommes dans la nuit du 1er au 2 septembre 1944). (...) [L'
étude se
termine par un compte rendu d' enquête du «Service de
recherche des crimes de guerre» sur l' activité criminelle
du professeur Hirth directeur de l' Institut d' anatomie de Strasbourg
pendant l' occupation]
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